Pas d’intermédiaires, pas de représentants qui finissent toujours par ne représenter qu’eux-mêmes ! Pas de modérateurs de l’égalité, pas davantage de modérateurs de la liberté ! Non ; nous l’avons dit, et nous ne cesserons de le répéter : point d’entremetteurs, point de courtiers et d’obligeants serviteurs qui finissent toujours par devenir les vrais maîtres : nous voulons que toute la richesse existante soit prise directement par le peuple lui-même, qu’elle soit gardée par ses mains puissantes, et qu’il décide lui-même de la meilleure manière d’en jouir, soit pour la production, soit pour la consommation.
Aurions-nous assez de produits pour laisser à chacun le droit d’en prendre à sa volonté, sans réclamer des individus plus de travail
qu’ils ne voudront en donner ?
Nous répondons : Oui. Certainement, on pourra appliquer ce principe : De chacun et à chacun suivant sa volonté, parce que, dans la
société future, la production sera si abondante qu’il n’y aura nul besoin de limiter la consommation, ni de réclamer des hommes plus d’ouvrage qu’ils ne pourront ou ne voudront en
donner.
Cette immense augmentation de production, dont on ne saurait même aujourd’hui se faire une juste idée, peut se deviner par l’examen
des causes qui la provoqueront. Ces causes peuvent se réduire à trois principales :
◊ L’harmonie de la coopération dans les diverses branches de l’activité humaine, substituée à la lutte actuelle qui se traduit dans la concurrence
◊ L’introduction sur une immense échelle des machines de toutes sortes ;
◊ L’économie considérable des forces du travail, des instruments de travail et des matières premières,
réalisée par la suppression de la production nuisible ou inutile.
La concurrence, la lutte est un des principes fondamentaux de la production capitaliste, qui a pour devise : Mors tua vita mea, ta
mort est ma vie. La ruine de l’un fait la fortune de l’autre. Et cette lutte acharnée se fait de nation à nation, de région à région, d’individu à individu, entre travailleurs aussi bien qu’entre
capitalistes. C’est une guerre au couteau, un combat sous toutes les formes : corps à corps, par bandes, par escouades, par régiments, par corps d’armée. Un ouvrier trouve de l’ouvrage où un
autre en perd ; une industrie ou plusieurs industries prospèrent, lorsque telles ou telles industries périclitent.
Eh bien ! imaginez-vous lorsque, dans la société future, ce principe individualiste de la production capitaliste, chacun pour soi et
contre tous, et tous contre chacun, sera remplacé par le vrai principe de la sociabilité humaine : chacun pour tous et tous pour chacun - quel immense changement n’obtiendra-t-on pas dans les
résultats de la production ? Imaginez-vous quelle sera l’augmentation de la production, lorsque chaque homme, loin d’avoir à lutter contre tous les autres, sera aidé par eux, quand il les aura,
non plus comme ennemis, mais comme coopérateurs. Si le travail collectif de dix hommes atteint des résultats absolument impossibles pour un homme isolé, combien grands seront les résultats
obtenus par la grande coopération de tous les hommes qui, aujourd’hui, travaillent hostilement les uns contre les autres ?
Et les machines ? L’apparition de ces puissants auxiliaires du travail, si grande qu’elle nous paraisse aujourd’hui, n’est que très
minime en comparaison de ce qu’elle sera dans la société à venir.
La machine a contre elle, aujourd’hui, souvent l’ignorance du capitaliste, mais plus souvent encore son intérêt. Combien de machines
restent inappliquées uniquement parce quelles ne rapportent pas un bénéfice immédiat au capitaliste ?
Est-ce qu’une compagnie houillère, par exemple, ira se mettre en frais pour sauvegarder les intérêts des ouvriers et construira de
coûteux appareils pour descendre les mineurs dans les puits ? Est-ce que la municipalité introduira une machine pour casser les pierres, lorsque ce travail lui fournit le moyen de faire à bon
marché de l’aumône aux affamés ? Que de découvertes, que d’applications de la science restent lettre morte, uniquement parce qu’elles ne rapporteraient pas assez au capitaliste !
Le travailleur lui-même est aujourd’hui l’ennemi des machines, et ceci avec raison, puisqu’elles sont vis-à-vis de lui le monstre qui
vient le chasser de l’usine, l’affamer, le dégrader, le torturer, l’écraser. Et quel immense intérêt il aura, au contraire, à en augmenter le nombre lorsqu’il ne sera plus au service des machines
; au contraire, elles-mêmes seront à son service, l’aidant et travaillant pour son bien-être !
Enfin, il faut tenir compte de l’immense économie qui sera faite sur les trois éléments du travail : la force, les instruments et la
matière, qui sont horriblement gaspillés aujourd’hui, puisqu’on les emploie à la production de choses absolument inutiles, quand elles ne sont pas nuisibles à l’humanité.
Combien de travailleurs, combien de matières et combien d’instruments de travail ne sont-ils pas employés aujourd’hui par l’armée de
terre et de mer, pour construire les navires, les forteresses, les canons et tous ces arsenaux d’armes offensives et défensives ! Combien de ces forces sont usées à produire des objets de luxe
qui ne servent qu’à satisfaire des besoins de vanité et de corruption !
Et lorsque toute cette force, toutes ces matières, tous ces instruments de travail seront employés à l’industrie, à la production
d’objets qui eux-mêmes serviront à produire, quelle prodigieuse augmentation de la production ne verrons-nous pas surgir !
Et c’est grâce à cette abondance que le travail perdra le caractère ignoble de l’asservissement, en lui laissant seulement le charme d’un besoin moral et physique, comme celui d’étudier, de vivre avec la nature.
En effet, après la mise en commun des instruments de travail et des matières premières, si nous conservions l’appropriation
individuelle des produits du travail, nous nous trouverions forcés de conserver la monnaie, partant une accumulation de richesses plus ou moins grande, selon plus ou moins de mérite, ou plutôt
d’adresse des individus. L’égalité aurait ainsi disparu, puisque celui qui parviendrait à posséder plus richesse se serait déjà élevé par cela même au-dessus du niveau des autres Il ne resterait
plus qu’un pas à faire pour que les contre-révolutionnaires établissent le droit d’héritage. Et, en effet, j’ai entendu un socialiste de renom, soi-disant révolutionnaire, qui soutenait
l’attribution individuelle des produits, finir par déclarer qu’il ne verrait pas d’inconvénients à ce que la société admît la transmission de ces produits en héritage : la chose selon lui, ne
porterait pas à conséquence. Pour nous qui connaissons de près les résultats auxquels la société en est arrivée avec cette accumulation des richesses et leur transmission par héritage, il ne peut
pas y avoir de doute à ce sujet.
Mais l’attribution individuelle des produits rétablirait non seulement l’inégalité parmi les hommes, elle rétablirait encore
l’inégalité entre les différents genres de travail. Nous verrions reparaître immédiatement le travail " propre " et le travail " malpropre ", le travail " noble " et le travail " ignoble " : le
premier serait fait par les plus riches, le second serait l’attribution des plus pauvres. Alors ce ne serait plus la vocation et le goût personnel qui détermineraient l’homme à s’adonner à tel
genre d’activité plutôt qu’à un autre : ce serait l’intérêt, l’espoir de gagner davantage dans telle profession. Ainsi renaîtraient la paresse et la diligence, le mérite et le démérite, le bien
et le mal, le vice et la vertu, et, par conséquent, la " récompense ", d’un côté, et la " punition ", de l’autre, la loi, le juge, le sbire et la prison.